Survival of the Fittest – ou pourquoi l’ESG ne suffit plus à l’ère de la disruption

16/04/2025

Récemment, deux publications du Cambridge Institute for Sustainability Leadership (CISL) m'ont interpellé.

Le CISL, rattaché à l'Université de Cambridge, est une référence mondiale sur les sujets de leadership et de durabilité. Il conseille depuis plus de 30 ans des entreprises, des gouvernements et des institutions financières, avec une approche rigoureuse, systémique et tournée vers l'impact. J'ai eu l'occasion d'expérimenter leur rigueur en matière de durabilité au service du business lors de ma formation "Business Sustainability Management". J'apprécie leur engagement continu pour rester des leaders dans l'intégration de la durabilité au business — une clé essentielle selon moi.

Pourquoi ces textes m'ont plu ? Parce qu'ils parlent sans filtre, et qu'ils épousent mes convictions : il est temps d'arrêter de débattre de la dernière virgule d'un reporting et de passer à l'action !

Ces deux articles appellent à changer de posture, à arrêter d'attendre. Ils rejoignent pleinement la vision que je défends : il ne s'agit plus d'être "meilleur que les autres" sur des critères ESG, mais de transformer les règles du jeu pour rendre possible une performance durable en adoptant une attitude entrepreneuriale.

Vous trouverez ci-dessous une interprétation libre de ces dossiers très riches en contenu et que je vous invite à aller lire. Mon objectif n'était pas d'en faire un résumé mais de vous partager ce qui a le plus résonné en moi et qui m'a paru utile pour développer et soutenir une réflexion stratégique de pérennité !


1. Un diagnostic sans complaisance : l'ESG ne suffit pas et ne suffira pas

"The uncomfortable truth for the corporate sustainability world is that... the majority of businesses, and the ecosystem of advisors and advocates that support them, are actually contributing to the problem." (CISL, From ESG to Competitive Sustainability)

La vérité qui dérange pour le monde de la durabilité d'entreprise, c'est que... la majorité des entreprises, ainsi que l'écosystème de conseillers et d'experts qui les accompagnent, contribuent en réalité au problème.

Le constat du CISL est sans appel, et la plupart d'entre nous le partagent : après des décennies d'engagements, de rapports et d'initiatives ESG, les indicateurs globaux continuent de se dégrader. La planète chauffe, la biodiversité recule, les inégalités se creusent.

Pourquoi ? Parce que le modèle ESG dominant repose sur une logique d'optimisation marginale, sans remettre en cause les fondamentaux du modèle d'affaires. Il s'agit trop souvent d'ajouter une couche verte sur un modèle extractif.

"You can't make a business sustainable in an unsustainable market."

On ne peut pas rendre une entreprise durable dans un marché qui ne l'est pas.

C'est là que se situe le cœur du problème : agir seul dans un marché défaillant expose à des surcoûts, pendant que les concurrents continuent à capter de la rentabilité à court terme. Et cette tension freine l'adoption de véritables changements.

Bien sûr, les entreprises ne peuvent pas transformer seules les règles du jeu. Mais cela ne doit pas devenir un prétexte à l'inaction. Agir sur son périmètre, s'allier, expérimenter et se positionner dès aujourd'hui, c'est aussi une manière de peser dans les coalitions futures. C'est une posture stratégique avant d'être une démonstration de puissance.

2. Changer de posture : oublier l'ESG "tick the box", passer à la durabilité compétitive

"Hope is not a strategy. Build the markets you need – do not wait for them to emerge." (CISL, Competing in the Age of Disruption)

L'espoir n'est pas une stratégie. Construisez les marchés dont vous avez besoin – ne les attendez pas passivement.

C'est ici que l'appel du CISL devient stratégique. Il ne s'agit plus d'adopter une posture morale ou d'engagement. Il s'agit de prendre en main les conditions de sa propre compétitivité à long terme.

Cela rejoint en tout point la logique de la stratégie du Y : ne pas se contenter de la branche gauche (optimisation du modèle actuel), mais activer le canal droit — celui de l'exploration, de l'effectuation, de la mutation du modèle, voire de sa bifurcation si les conclusions sur la pérennité du cœur de métier sont sans appel ou compromises.

"Businesses cannot secure their futures by optimising within a broken system... Innovate, disrupt, shape demand, accelerate market transformation and position yourself ahead of the curve before others do."

Les entreprises ne peuvent pas sécuriser leur avenir en optimisant dans un système défaillant... Il faut innover, bousculer, façonner la demande, accélérer la transformation du marché et se positionner en avance sur la courbe, avant les autres.

Ce type de posture est exigeant. Il demande d'agir sans garanties de succès préalables, avec les moyens disponibles, à partir de ses ressources présentes et de ses alliances.

C'est ce que nous appelons l'effectuation : agir sans attendre, même dans l'incertitude. C'est le principe de l'entrepreneuriat à succès : agir avec les ressources disponibles, en sachant dès le départ ce qu'on est prêt à risquer, sans attendre le business plan parfait.

3. Et pour une PME ? Une banque ? Un individu ?

Ces rapports donnent l'impression de viser les grandes entreprises... mais le message est tout aussi pertinent pour une PME ou une banque locale.
Et si ces acteurs, au cœur du tissu économique, avaient justement le pouvoir d'orienter la transformation ?

Pour une PME :

Et si la question n'était pas « comment être ESG compliant », mais plutôt :

  • Quels produits, services, activités demain ?
  • Quelle utilité pour mon territoire ?
  • Quelles alliances pour changer d'échelle ?
  • Et surtout : comment rendre mon modèle résilient face aux ruptures à venir ?

Cela suppose aussi de mieux comprendre ses vulnérabilités, d'accepter de se poser des questions stratégiques profondes, et de s'appuyer sur ses partenaires. La résilience d'une PME n'est jamais individuelle. Elle suppose plus de cohésion et un écosystème de clients et fournisseurs lui-même plus résilient.

Pour une banque :

Et si le rôle d'une banque, au-delà de l'octroi de crédit, était aussi d'influencer le capitalisme de demain ? Quelques questions clés à se poser :

  • Et si la performance ne se mesurait plus uniquement à court terme, mais aussi à la capacité à financer des modèles résilients ?
  • Et si les critères d'octroi évoluaient pour mieux capter les signaux faibles et les risques systémiques ?
  • Et si les banques prenaient l'initiative de prototyper des offres orientées H3 — financements pour la mutualisation, les communs, la régénération ?
La banque de demain aura besoin d'un écosystème solide, résilient et dynamique pour soutenir ses résultats. Que peut-elle mettre en place pour le développer, le soutenir, voire l'initier ?

Sans se substituer au politique, les institutions financières ont une capacité d'influence majeure. Et peut-être est-ce justement l'intention des régulateurs lorsqu'ils demandent aujourd'hui d'intégrer les risques ESG dans le cadre prudentiel, ou de documenter des plans de transition crédibles. Une façon d'accélérer l'émergence d'un capitalisme plus résilient — sans le décréter, mais en rendant visible ce qui est soutenable.

Pour un individu :

En tant qu'individus, nous faisons pleinement partie du marché. Nos choix de consommation influencent directement les stratégies produits des entreprises.

Mais ce n'est pas tout : nos choix d'investissement ont eux aussi un pouvoir de transformation.

Prenons l'exemple de la gestion d'actifs. Aujourd'hui, la majorité des gestionnaires restent insensibles aux pressions structurelles destructrices de valeur. Non pas par ignorance, mais parce que ces risques sont perçus comme lointains, incertains, et difficilement monétisables à court terme. Résultat : ils sont peu ou pas intégrés dans les décisions d'investissement.

C'est ainsi que, comme le souligne le CISL, des modèles fondamentalement non soutenables continuent de prospérer, car ils restent plus rentables à court terme dans un système mal calibré.

Mais les gestionnaires agissent aussi selon les objectifs que nous leur fixons. 

  • Quelle est notre réaction lorsque la performance d'un fonds durable s'éloigne temporairement de son benchmark ? 
  • Que valorisons-nous vraiment : la performance brute à court terme ou la cohérence avec nos convictions et une performance sur le long terme? 
  • Et si nous choisissions nos gestionnaires d'actifs aussi sur leur capacité à raisonner à long terme ?

Peut-être perdrons-nous un peu de performance immédiate, mais quelle satisfaction de contribuer à bâtir un capitalisme et une société plus résilients.

4. Ce que cela confirme dans notre méthodologie

Ces deux textes renforcent des convictions centrales dans notre approche :

  • La boussole de performance : arrêter de penser la durabilité comme un enjeu de communication et l'intégrer à la réflexion stratégique, au même titre que la rentabilité.
  • Le modèle des 3 horizons : accélérer la bascule vers le H2+ et l'exploration de poches de futur (H3).
  • La stratégie du Y : combiner mutation du modèle actuel et exploration d'un nouveau modèle soutenable.
  • Et surtout : remettre l'effectuation au cœur de la stratégie. Ne pas attendre les conditions idéales pour agir. Expérimenter. Collaborer. Apprendre en marchant 

5. Agir individuellement… et collectivement

"It is in businesses' own interest to proactively work to drive market change."

C'est dans l'intérêt même des entreprises de travailler activement à transformer les marchés.

Changer de posture ne peut pas reposer uniquement sur des efforts isolés. Même les plus engagés seront limités tant que les règles du jeu favoriseront l'inaction ou la rentabilité à court terme. C'est pourquoi l'action individuelle doit s'accompagner d'un engagement collectif pour transformer les écosystèmes.

Cela peut passer par :

  • des coalitions sectorielles (comme celle du bâtiment au Danemark, où des acteurs ont réclamé des normes ambitieuses pour créer un "level playing field"),
  • des démarches de plaidoyer, assumées, pour demander des règles plus claires, plus exigeantes, et plus favorables à ceux qui s'engagent réellement,
  • ou encore un lobbying "éclairé", où des entreprises demandent à maintenir une régulation ambitieuse (comme récemment dans le débat européen autour de la CSRD).

Sans tomber dans l'angélisme, cette approche suppose une lucidité sur les rapports de force, les résistances à l'œuvre, et les marges de manœuvre réelles.

"Work to change the rules of the game to create a level playing field for action."

Agissez pour modifier les règles du jeu et créer un terrain d'action équitable.

Les institutions financières ont, là aussi, un rôle stratégique à jouer : en soutenant les coalitions, en rendant visibles les trajectoires économiques soutenables et viables, en anticipant les ruptures plutôt qu'en les subissant. Sans injonction, simplement par posture, elles peuvent contribuer à réconcilier performance et soutenabilité.

Conclusion

La compétitivité durable n'est pas une question de label ou de réputation. C'est un choix de positionnement, un choix de posture, et un appel à agir avec ce que nous avons, ici et maintenant, pour bâtir un futur soutenable et profitable.

"Markets will only ever drive change that is aligned with market fundamentals. Leading companies must advocate policies that shift these fundamentals in their favour."

Les marchés ne produisent de changement que lorsque celui-ci est aligné avec leurs fondamentaux. Les entreprises pionnières doivent donc plaider pour des politiques qui modifient ces fondamentaux en leur faveur.

Pour aller plus loin

Pour celles et ceux qui souhaitent aller plus loin, nous avons conçu des ateliers et parcours d'accompagnement adaptés à chaque étape du chemin :

  • Questionner son business model (avec les outils Circulab que nous intégrons dans nos démarches),
  • Explorer des voies de transformation radicale (via la Méthode Lance),
  • Ou structurer une stratégie hybride entre mutation et exploration (stratégie du Y, boussole de performance).

Ces ressources permettent d'ancrer la réflexion stratégique dans le réel, avec méthode mais sans dogmatisme. Ce sera l'objet de futurs articles — et, pourquoi pas, d'ateliers à vos côtés.


Série : Penser autrement la stratégie

✅ Article 1 : La résilience: un facteur clé de performance pour les entreprises au XXIeme siècle
✅ Article 2 : Survival of the Fittest – ou pourquoi l'ESG ne suffit plus à l'ère de la disruption
⏫ Article 3 à venir : Cas Viessmann, une mutation systémique en marche