Savoir lire les cygnes ! Grey, Black ou Green Swans : trois visages de l’incertitude, trois postures de réponse !

"Le 11 septembre, le Covid-19 et le changement climatique ne relèvent pas de la même logique de risque."
Trois événements, trois types d'incertitude, trois postures de réponse.
1. Introduction – Le brouillard stratégique des transitions
Le monde change et les organisations sont soumises à de multiples pressions dont plusieurs sont de véritables leviers de transformation systémique. On pense naturellement au climat mais le climat n'est pas la seule dynamique de transformation systémique : les ruptures technologiques, notamment l'intelligence artificielle, modifient elles aussi en profondeur les trajectoires économiques, les chaînes de valeur et les arbitrages stratégiques.
Ces transformations ne sont pas indépendantes les unes des autres. Elles interagissent, se renforcent, et dessinent un monde fondamentalement instable et incertain.
Pourtant, dans les conseils d'administration, c'est souvent l'IA qui capte l'attention, car elle est immédiate, visible, potentiellement rentable. Dans l'imaginaire des dirigeants, elle est porteuse de tous les progrès, de toutes les efficiences. Il est vrai que les entreprises ne peuvent pas rater la rupture technologique en cours, nous en reparlerons dans un prochain article.
Mais le risque est alors de sous-estimer les dynamiques environnementales, moins spectaculaires mais tout aussi disruptives à moyen terme. Et il est toujours utile de garder en tête la vue systémique, même l'IA a besoin des services écosystémiques pour délivrer ses bénéfices.
L'enjeu pour les dirigeants est de ne pas choisir entre ces ruptures, mais de comprendre leurs interactions, leurs temporalités, et de piloter leur organisation dans un environnement qui conjugue IA, climat, ressources et société. C'est ce croisement des incertitudes qui définit le vrai défi stratégique.
Le changement climatique, et plus largement les enjeux environnementaux et sociaux, ne sont pas un risque de plus, ni une crise de plus. Ces tendances de fonds appellent un changement de paradigme et annoncent une mutation profonde de notre système économique, en transition d'un état relativement stationnaire vers un nouvel état.
"Le monde ne bascule pas dans une crise : il se transforme en profondeur."
Les outils d'hier et le pilotage au rétroviseur sont insuffisants pour naviguer ces transformations de fond.
Leur impact n'est pas linéaire, leurs effets ne sont pas localisés, leurs conséquences ne sont pas modélisables à partir du passé. Pourtant, le monde financier traite le risque climatique (1) comme un facteur d'aggravation des risques financiers (marché, crédit, etc...) via la mécanique des canaux de transmission, ce faisant il le traite comme un risque classique : on tente de le quantifier, de l'intégrer dans des matrices, d'en tirer des probabilités. Cette tentation est compréhensible et est pertinente dans une certaine mesure, Les outils probabilistes rassurent, ils sont connus et donnent une impression de sécurité (on a un chiffre!). Malheureusement, ils ne sont plus à la hauteur du monde qui vient.
Depuis 2020, les régulateurs internationaux ont commencé à nommer cette dissonance. Dans son rapport « The Green Swan », la Banque des Règlements Internationaux décrit le changement climatique comme un risque systémique, à la fois certain dans son principe et radicalement incertain dans ses effets. Un risque qui dépasse les cadres traditionnels, et appelle à une transformation profonde de la gouvernance, de la stratégie, et du pilotage des institutions financières et qui s'appliquent à tout type d'organisation.
C'est dans ce brouillard stratégique que nous proposons de cheminer. Non pour ajouter un modèle de plus, mais pour clarifier les postures, distinguer les incertitudes, et proposer une lecture structurante de la manière dont les Cygnes (Grey, Black et Green swans) appellent à transformer notre manière de penser le risque, la performance et l'avenir.
2. Distinguer risque, incertitude et … les cygnes
Face aux transformations systémiques que nous traversons, une distinction oubliée refait surface avec force et retrouve toute sa pertinence : celle entre risque et incertitude. Elle est pourtant ancienne. Elle remonte à l'économiste Frank Knight qui, dès 1921, posait une différence fondatrice :
- Le risque concerne des situations où les issues sont incertaines, mais les probabilités sont connues ou estimables. C'est le domaine des outils statistiques, de l'assurance, de la finance moderne.
- L'incertitude, elle, correspond à des situations où les probabilités elles-mêmes sont inconnues, voire inestimables. Il s'agit alors d'une incertitude "radicale" ou "knightienne", où le futur n'est pas seulement flou : il est fondamentalement indéterminé.
Cette distinction a été effacée à partir des années 1950, sous l'influence de Milton Friedman et de l'école de Chicago, qui ont fait de la probabilisation de toute incertitude un dogme implicite. Le succès des modèles quantitatifs, la financiarisation de l'économie et l'obsession de la mesure ont ancré durablement ce paradigme : "ce qui ne peut être quantifié n'existe pas".
Mais le climat, la biodiversité, la tension sur les ressources et les dynamiques sociétales et géopolitiques nous ramènent à la réalité de l'incertitude. Le futur ne ressemble plus au passé et ne peut pas être projeté à partir de ce dernier. Les trajectoires ne sont plus linéaires. Les interactions entre systèmes (nature, finance, politique) créent des effets en cascade, des non-linéarités, des points de bascule.
Nous revoilà en terrain knightien. Un terrain qui invite plus à la navigation à la boussole qu'à la navigation au GPS.

Pour mieux naviguer dans ce brouillard, j'ai trouvé dans la métaphore des « swans » (cygnes noirs, gris et verts) un narratif puissant et structurant. Ils nous apportent un changement de regard nécessaire pour embrasser l'incertitude, une incertitude radicale, évolutive, parfois (souvent) non modélisable et toujours imparfaitement. Cette métaphore ne remplace pas l'analyse quantitative : elle l'élargit, en offrant une grille de lecture complémentaire, plus adaptée à la diversité et à la réalité des risques auxquels les organisations sont confrontées.
Cygnes noirs, cygnes gris, cygnes verts : une typologie intuitive de l'incertitude
- Le cygne noir, théorisé par Nassim Nicholas Taleb, désigne un événement hautement improbable, impossible à anticiper dans le cadre de référence dominant, et ayant un impact massif.
- Le cygne gris représente un événement plausible, souvent identifié, mais mal intégré dans les processus de décision ou volontairement ignoré. Ce sont les angles morts du management du risque.
- Le cygne vert, introduit par la BRI et élargi dans notre lecture, désigne une transformation systémique certaine mais sa forme, sa temporalité et ses effets précis restent incertains. Nous élargissons le concept proposé par la BRI initialement appliqué au changement climatique à tout type de transformation systémique certaine que celle-ci soit liée à une rupture technologique come l'IA ou aux dépassements des limites planétaires.
"Ce que les modèles ne voient pas, les swans nous aident à le penser."
La grille des cygnes éclaire les angles morts de la gestion du risque classique.
Cette grille de lecture présente plusieurs avantages :
- Elle permet de qualifier les incertitudes sans les forcer dans des cadres probabilistes inadaptés.
- Elle oriente les postures de gestion : anticipation & préparation, diversification, résilience, transformation des business modèles.
- Elle offre un langage commun mobilisateur, utile pour susciter une prise de conscience partagée à différents niveaux de l'organisation.
Le principal intérêt de cette grille est qu'elle crée un pont entre gestion des risques et pilotage stratégique. Elle permet de :
- Hiérarchiser les réponses : intégration dans la gestion quotidienne pour les risques modélisables, construction de résilience pour les grey et black swans, alignement transformationnel pour les green swans.
- Identifier les limites des modèles : certains risques ne sont pas intégrables dans les modélisations traditionnelles (ex : risque de basculement géopolitique, rupture d'accès aux ressources critiques, effondrement de confiance).
- Clarifier la gouvernance du risque : tout ne relève pas de la modélisation. Certaines réponses relèvent de l'allocation stratégique, de la culture d'entreprise, de la prospective.
Intégrer les swans dans une cartographie des risques, c'est reconnaître que les incertitudes les plus structurantes ne sont pas piloter par le seul passé et sont par définition incertaines.
"Tout ne relève pas de la modélisation. Certaines réponses relèvent de la stratégie, de la culture, du jugement."
Gérer l'incertitude, c'est aussi un acte de gouvernance.
C'est donc adopter une lecture dynamique du risque, fondée sur l'interaction entre :
- vulnérabilités du modèle d'affaires,
- transformations systémiques en cours,
- et capacité d'action adaptative.
La grille des swans ne dit pas "ce qu'il faut faire", mais elle aide à poser les bonnes questions, au bon niveau : celui de la stratégie, des arbitrages, des marges de manœuvre et du sens.
Le tableau ci-dessous distingue quatre catégories de situations, chacune appelant une posture de pilotage différente :

Ce tableau n'est pas une typologie exhaustive. Mais il permet de poser un principe fondamental : chaque type de risque ou d'incertitude appelle une logique d'action différente.
Ce que les Green Swans demandent à l'intelligence stratégique, les Grey et les Black Swans le demandent à la résilience organisationnelle. Les risques modélisables, eux, appellent des outils d'optimisation et de couvertures.
Nous verrons dans la partie suivante que cette grille de lecture est désormais reprise, parfois implicitement, par les régulateurs européens eux-mêmes.
A retenir – Pourquoi cette grille des swans change notre lecture du risque
Le 11 septembre, la pandémie de Covid-19 et le changement climatique ne relèvent pas de la même logique de risque. Ils illustrent trois formes d'incertitude radicalement différentes, qui appellent chacune une réponse stratégique spécifique.
Ce que la grille des swans permet :
✅ Distinguer les types d'événements extrêmes en fonction de leur prévisibilité, de leur dynamique, et de leur degré d'intégration dans la décision.
✅ Clarifier les postures de gestion attendues : modélisation pour les risques classiques, scénarisation et résilience pour les grey et black swans, transformation pour les green swans.
✅ Ouvrir un espace de discussion stratégique, là où les approches purement quantitatives n'offrent plus de boussole fiable.
✅ Aligner gouvernance des risques et stratégie d'entreprise dans un monde où les trajectoires sont discontinues et les ruptures structurelles.
Adopter cette grille, ce n'est pas renoncer à la rigueur: c'est accepter que certains risques ne se gèrent pas avec les outils d'hier.
3. Ce que les régulateurs attendent (même sans le dire explicitement)
Les attentes des régulateurs européens en matière de gestion des risques ESG — et en particulier climatiques — traduisent un basculement discret mais profond : celui de la reconnaissance explicite de l'incertitude radicale comme une dimension incontournable du pilotage prudentiel.
Le mouvement s'est accéléré depuis 2020 avec l'introduction par la BCE de son guide sur les risques climatiques et environnementaux, puis la publication en 2024 par l'Autorité Bancaire Européenne (ABE) de lignes directrices sur la gestion des risques ESG et l'analyse de scénarios. Ces textes ne se contentent plus d'exiger une intégration des risques ESG dans les modèles existants. Ils opèrent une distinction très nette entre :
- Une analyse à court et moyen terme visant à évaluer la résilience financière (capital, liquidité), sur des horizons de 3 à 5 ans,
- Et une analyse à long terme centrée sur la viabilité du modèle d'affaires face à des trajectoires prospectives (Scenario 2050 de l'Ademe ou de Luxembourg Strategy, scénarios NGFS, bifurcations).
Cette seconde catégorie, appelée Analyse de Résilience Climatique (ARC), impose un changement de posture : il ne s'agit plus de modéliser des pertes potentielles, mais d'évaluer la capacité d'une organisation à rester pertinente et opérationnelle dans des futurs multiples et incertains. Autrement dit : à faire face à des Green Swans.
Plus encore, l'ABE recommande d'explorer des scénarios extrêmes, y compris des scénarios « discordants » (fortes émissions, régulation brutale, perte de confiance), et de combiner les approches quantitatives avec des analyses qualitatives.
Ceci revient à reconnaître que :
- Les modèles probabilistes ne peuvent capturer seuls l'ensemble des risques ESG matériels,
- L'incertitude profonde exige une gouvernance stratégique,
- La transformation du modèle d'affaires est un objet prudentiel, et non plus une simple question de positionnement de marché.
Nous assistons donc à une transformation silencieuse : le long terme entre dans le champ prudentiel. Et avec lui, l'obligation de penser les Green Swans non plus comme une menace événementielle, mais comme un horizon de transformation à intégrer au cœur de la stratégie.
"La grille des swans ne dit pas ce qu'il faut faire, mais elle aide à poser les bonnes questions, au bon niveau."
Le niveau stratégique, celui des arbitrages et du sens.
🔍 Cet article ouvre
une nouvelle série sur le pilotage stratégique en incertitude.
Dans le prochain volet, nous explorerons les leviers concrets pour intégrer les
Green Swans dans la gouvernance, la stratégie et les dispositifs de gestion des
risques.