Répondre aux cygnes ! Une boussole stratégique pour piloter dans l’incertitude

09/06/2025

Cet article est la suite de l'article Savoir lire les cygnes ! Grey, Black ou Green Swans : trois visages de l'incertitude, trois postures de réponse ! Le premier article a posé le cadre et dans cette deuxième partie nous explorons les leviers concrets pour intégrer les Green Swans dans la gouvernance, la stratégie et les dispositifs de gestion des risques.

4. Trois réponses, une boussole : vers un pilotage différencié du risque

Face à cette diversité d'exposition et d'aléas, continuer à traiter tous les risques avec les mêmes outils revient à utiliser un seul type de clé pour des verrous radicalement différents. Il est donc indispensable d'aligner la posture de gestion avec la nature du risque rencontré.

C'est dans cette perspective que nous proposons une boussole d'analyse intégrée, fondée sur trois dimensions de la performance : rentabilité, résilience, et impact écosystémique. À chacune correspond un type de risque dominant, une posture de gestion adaptée, et une finalité stratégique spécifique :

Cette boussole n'est pas qu'un outil conceptuel. Elle permet de structurer une lecture transversale des dispositifs de pilotage :

  • Dans l'analyse crédit, en intégrant la robustesse du modèle économique et l'exposition à des ruptures climatiques ou réglementaires.
  • Dans les RAF (Risk Appetite Framework), en distinguant les seuils classiques, les marges de manœuvre en cas de crise, et les zones d'incertitude stratégique.
  • Dans les processus budgétaires ou de planification stratégique, en testant la viabilité du modèle selon plusieurs futurs possibles.

Ainsi, chaque niveau appelle une temporalité, une posture et une gouvernance spécifiques. L'enjeu n'est pas de choisir l'un ou l'autre, mais de les articuler dans une logique de pilotage intégré. Car un pilotage robuste n'optimise pas uniquement la rentabilité actuelle : il anticipe les crises et prépare les transformations futures.


5. Intégrer les Green Swans dans l'ERM et la gouvernance des risques

L'intégration des Green Swans dans les dispositifs de gestion des risques ne peut se résumer à un ajustement des modèles existants. Elle appelle une transformation plus profonde : celle de passer d'une gestion probabiliste des risques à une gouvernance de l'incertitude systémique.

Les systèmes traditionnels d'ERM (Enterprise Risk Management) sont conçus pour modéliser, quantifier, et contrôler des risques évaluables. Ils reposent sur des distributions passées, des seuils de tolérance, des matrices impact/probabilité, voir des jugements d'experts exprimés sous forme qualitative. Ce cadre reste utile et précieux mais... uniquement pour une partie du paysage.

Là où ces dispositifs deviennent aveugles, c'est face à :

  • Des incertitudes non probabilisables,
  • Des ruptures systémiques qui ne rentrent dans aucune catégorie de risque classique,
  • Et des horizons de long terme où l'influence du passé et du présent empêche de percevoir les décrochages à venir.

Intégrer les Green Swans dans l'ERM, c'est donc :

Ce basculement suppose aussi de faire évoluer les pratiques de reporting : on ne demande plus uniquement notre impact mais si l'on est à l'intérieur des limites (planétaires), si l'on est stratégiquement aligné avec les conditions futures de soutenabilité.

Nous savons que le système économique dans sa forme actuelle est incapable d'être aligné avec les conditions de soutenabilité, les réflexions stratégiques auront un impact profond sur les business modèles et sur la dynamique économique. Cela déplace le centre de gravitation du pilotage des risques : du simple reporting, du respect de seuils vers la capacité à muter.

L'anticipation des Green swans ne se joue donc pas seulement dans le back-office du risque, mais surtout au coeur des Comités de Direction et des Conseils d'Administration, et devrait être intégrée dans toute réflexions stratégiques pour adresser la tension entre le maintien d'un modèle actuel rentable, la limitation de ses impacts, et la préparation à l'adaptation au monde qui vient, seule façon d'assurer la pérennité de l'organisation.


6. Enjeux de mise en œuvre : les blocages, les biais, la sidération

Si l'analyse conceptuelle et stratégique progresse, la mise en œuvre concrète reste semée d'embûches. Dans nos échanges avec les institutions financières, quatre freins principaux émergent :

1. Le biais de la modélisation rassurante

Face à l'incertitude, la réaction spontanée est souvent de modéliser davantage. On cherche à raffiner les hypothèses, à fiabiliser les données, à construire des scénarios plus précis. Cette démarche peut être utile… mais elle devient contre-productive lorsqu'elle sert d'alibi à l'inaction. Mieux modéliser ce qui ne peut l'être parfaitement ne suffira pas à transformer le modèle d'affaires ni à préparer les ruptures à venir. La sidération technocratique guette. Et je ne jette pas la pierre, de mon parcours, mon premier réflexe est d'essayer de mesurer et de projeter. Encore aujourd'hui, y renoncer me coûte, mais je dois reconnaitre que cela serait probablement de l'énergie mal utilisée.

2. L'asymétrie entre régulation court terme et incertitude long terme

Les exigences prudentielles classiques (solvabilité, liquidité, reporting) portent sur des horizons de 1 à 3 ans. Les Green Swans, eux, se déploient sur 10, 15 ou 30 ans. 

Or les mécanismes internes de planification, de budget, de gestion des risques ne sont pas conçus pour cet horizon. Résultat : dans les meilleures des cas, la pensée long terme est cantonnée aux équipes RSE ou au strategic planning, rarement connectée au cœur du pilotage. 

Ce qui est compréhensible compte tenu de la relative nouveauté de la prise en compte de cet horizon, ainsi nous voyons régulièrement le changement climatique ou la perte de biodiversité comme étant des éléments matériels de l'analyse de double matérialité ou dans les analyses de risques TCFD mais cette reconnaissance n'entraine pas pour autant des actions ou une prise de décision. On ne sait juste pas comment faire et la tragédie des horizons fait ici son œuvre.

3. Le déni ou la relativisation

Certains acteurs économiques reconnaissent la matérialité du risque climatique, mais le relativisent : "ça ne se voit pas encore", "on verra dans 10 ans", "nos actifs sont bien notés". Cette posture défensive bloque la dynamique d'alignement stratégique. Elle est renforcée par le fait que les signaux faibles sont par nature ambigus, et que le coût politique du changement est immédiat alors que les bénéfices sont diffus.

Il est pourtant bien établi que le coût de l'inaction est plus important que le coût de l'action, et il ne faut surtout pas perdre de vue que transformer un business model prend plusieurs années — cinq, dix, parfois plus. Ce temps long doit être anticipé dès aujourd'hui, sous peine de rester sur le quai et regarder passer le train du changement.

4. Le cloisonnement organisationnel

Même lorsqu'il existe une prise de conscience, elle reste souvent confinée à une équipe dédiée. Les départements risques, stratégie, finance, RSE ou développement durable travaillent trop souvent en silo, avec des cadres de référence distincts. Or, répondre aux Green Swans exige une approche transversale, à la fois technique et stratégique, court terme et transformationnelle.

"Ce n'est pas l'absence d'outils qui freine l'action. C'est l'absence d'un cadre commun pour décider sous incertitude."

C'est pourquoi il ne s'agit pas seulement d'introduire des scénarios ou des matrices supplémentaires, mais bien de construire un cadre de gouvernance adapté à la nature des incertitudes systémiques. Ce que nous proposons dans la partie suivante.


7. Notre approche – Outiller une stratégie sous incertitude

"On ne pilote pas l'incertitude comme on pilote le risque"

Face à ces constats, notre proposition repose sur une conviction simple : on ne pilote pas l'incertitude comme on pilote le risque. Et c'est en clarifiant les postures de gestion que l'on peut créer une véritable convergence entre stratégie, gestion des risques, gouvernance et transformation.

Notre approche repose sur trois piliers principaux :

  • Profitabilité, pilotée par la gestion des risques modélisables et les outils classiques de solvabilité.
  • Résilience, ancrée dans la capacité à encaisser des chocs imprévus (cygnes noirs).
  • Impact écosystémique, qui permet d'évaluer l'alignement du modèle avec les trajectoires systémiques de transition (cygnes verts).

Cette boussole offre un cadre de lecture transversal, applicable à la stratégie, au risk management, à la construction d'offres ou encore à l'allocation de capital.

2. La stratégie du Y : combiner les temps courts et longs

Inspirée des approches en bifurcation stratégique, la stratégie du Y repose sur une double dynamique :

  • Le canal gauche, celui de l'optimisation du modèle existant (compliance, rentabilité, risques standards).
  • Le canal droit, celui de l'exploration des transformations profondes nécessaires à moyen et long terme.

Chaque institution a intérêt à positionner explicitement ses projets, indicateurs et trajectoires sur ces deux canaux, pour ne pas rester prisonnière de l'urgence opérationnelle tout en assurant une exploration concrète des futurs souhaitables.

3. Les No Regret Moves comme catalyseurs d'action

Dans l'incertitude radicale, il ne s'agit pas d'attendre un consensus ou une donnée parfaite. Il s'agit d'identifier les décisions qui renforcent la pertinence du modèle, quels que soient les futurs qui se réalisent. C'est la logique des "No Regret Moves" :

Ces décisions sont souvent d'autant plus puissantes qu'elles sont transverses : elles relient finance, stratégie, RH, gouvernance, clients.

Les "No Regret Moves" fournissent un premier cadre d'action intéressant et robuste, mais relativement défensif, les décisions et actions entreprises apporteront des bénéfices quelque soit le scénario qui se réalisera (2), mais nous invitons également les organisations à aller un cran plus loin en adoptant les principes de l'effectuation et à construire ou coconstruire avec leur écosystème le futur qu'elles souhaitent voir émerger. Adopter les principes de l'entrepreneuriat, être acteur plutôt que spectateur, construire plutôt que subir.

En combinant ces trois composantes – Boussole de la performance, Stratégie Y, et No Regret Moves – notre approche vise à créer une posture adaptative, rigoureuse et stratégiquement utile dans un monde où l'incertitude n'est plus l'exception, mais la norme.

Bien entendu, plus tôt cette posture est adoptée, plus tôt les organisations bâtiront leur branche droite et construire les bases d'une base de revenus résilients et durables, plus elles auront de marge de manœuvre, tout comme il est nécessaire que le pilier de la rentabilité soit suffisamment fort et robuste pour financer ces développements.


Et les scénarios dans tout ça ?

Les scénarios ne sont pas là pour prédire l'avenir. Ils sont là pour élargir le champ des futurs possibles, détecter les points de rupture, et identifier les actions robustes face à cette diversité.

Dans notre approche, nous mobilisons des scénarios prospectifs comme ceux de l'ADEME 2050, des NGFS ou d'ECO2050 (Luxembourg Strategy) pour :

  • Éprouver la robustesse d'un business model sur plusieurs futurs contrastés,

  • Identifier les "No Regret Moves", ces décisions utiles quel que soit le scénario,

  • Nourrir la branche droite de la stratégie du Y, en explorant ce que pourrait devenir l'activité si certaines trajectoires devenaient réalité.

Sans scénarios, il n'y a pas de stratégie. Il n'y a que de l'optimisation du connu.

8. Conclusion – Reprendre le contrôle en acceptant l'incertitude

Le changement climatique et les autres grandes dynamiques systémiques (perte de biodiversité, raréfaction des ressources, tensions sociales, géopolitiques) marquent l'entrée dans une ère d'incertitude profonde. Ce n'est plus une exception. C'est la nouvelle toile de fond de nos décisions.

La tentation de ramener ces incertitudes à des risques modélisables est forte. Elle rassure. Elle permet de produire des chiffres, des seuils, des rapports. Mais elle échoue à nous préparer vraiment. Car les Green Swans ne sont pas des anomalies. Ils sont les signes avant-coureurs d'un monde qui change, dans ses fondations mêmes.

Reprendre le contrôle ne signifie pas tout maîtriser. Cela signifie accepter de ne pas tout savoir, et agir malgré tout. Nous avons le contrôle de notre posture et des choix que nous posons, pas des événements.

Cela signifie :

  • Dépasser le culte de la donnée parfaite et du tout modélisable,
  • Comprendre les enjeux et les tendances, accepter le fait que le monde de demain sera radicalement différent du monde d'aujourd'hui
  • Adopter un cadre de pilotage qui intègre 3 horizons et 3 objectifs différents (rentabilité, résilience et impacts ecosystémiques)
  • Replacer le jugement et la gouvernance au centre de la prise de décision,
  • Reconnaître que transformer un business model prend 5 à 10 ans, et que ce temps, c'est maintenant qu'il faut l'ouvrir.
"Accepter l'incertitude, c'est réaffirmer notre responsabilité stratégique. C'est aussi retrouver une forme de souveraineté intellectuelle et managériale dans un monde où les modèles sont remis en cause. C'est, enfin, se donner les moyens de choisir les trajectoires que nous voulons construire – et non seulement celles que nous voulons éviter."

Dans ce monde en recomposition, la robustesse stratégique ne viendra pas d'une réponse technologique unique – fût-elle fondée sur l'intelligence artificielle. Elle viendra de notre capacité à articuler les ruptures technologiques, climatiques et sociales, à faire évoluer nos modèles d'affaires dans les limites de ce que les écosystèmes peuvent supporter, à les restaurer lorsque les limites sont dépassées, et à piloter avec lucidité dans un monde incertain.

Nous avons la conviction que les organisations qui auront développé les compétences et la gouvernance favorisant la prise de décision sous incertitude seront celles qui resteront debout malgré les risques, les Black et les Green Swans. 

Et surtout, ce seront celles qui auront contribué à façonner le monde d'après.

Ce deuxième article conclut notre exploration des grilles d'analyse et des leviers de gouvernance pour piloter sous incertitude.

Nous prévoyons un troisième volet sous forme de cas pratique, pour illustrer comment ces principes peuvent se traduire dans des décisions réelles.